Le trousseau de clés
Que serais-je sans toi ?, toi qui éloigné des trottoirs de la capitale ne pouvais respirer, me fis voyager vers des contrées dont la seule mention du nom te causait des crises d’asthme à n’en plus finir !
Que serais-je sans toi qui m’ouvris le livre de ta vie qui devint le livre de ma vie ?
Fuyant les rues grises de la ville, je partis découvrir les sources de ton inspiration.
Toi pour qui les aubépines furent si douces à ton cœur, tu me permis de retrouver leur parfum si envoûtant chaque mois de mai. Muni du viatique dont tu chargeas mes bagages, c’est vers le pays de mon enfance, pays de cathédrales et de dunes, de manoirs et de marais que mes pas se dirigèrent. Je compris alors que ce pays natal que je croyais avoir oublié ne nous quitte jamais, nous donne la force de résister aux bourrasques de notre existence et je me promis d’y venir puiser une énergie nouvelle lorsque de gros nuages obscurciraient mes pensées.
Que serais-je sans toi qui, par l’écriture, me pris par la main et me conduisis jusqu’à ces œuvres sculptées de la Renaissance auxquelles la contemplation silencieuse est l’unique réponse aux questions qu’elles me posent. Sépulcre de Saint-Étienne, Passion de Saint-Michel, Pietà de Saint-Martin, comment ai-je pu vivre sans vous connaître ?
Anxieux de ressentir les émotions pareilles aux tiennes, je gravis la colline jusqu’au sanctuaire ; la lanterne des morts, gravée à ton nom, me servit d’amer. Arrivé au sommet, j’ouvris ton livre qui commença à me conter l’histoire de ces ancêtres auxquels tu rends un hommage vibrant chaque fois que tu mets tes pas dans les leurs. Maillon de cette chaîne humaine, tu instruis tes enfants, maillons de la même chaîne, et leur communiques cet amour du pays natal, ce devoir de mémoire quand, déracinés, ils seront absorbés dans le tohu-bohu d’une existence oublieuse.
Que serais-je sans toi, qui fis de moi un lecteur assidu des écrivains qui t’aidèrent à construire ton œuvre ? Le sésame que tu m’offris a plus d’une fois servi à ouvrir les portes de l’inconnu. Là, écrivains, peintres, sculpteurs, alignés le long de la route, semblent saluer le voyageur ; une simple bergère ouvre grands les yeux, encore étonnée de se trouver au milieu de cet aréopage illustre ; a-t-elle conscience d’avoir éclairé tant de visages penchés sur ses souvenirs, elle qui s’échina sur la lande et sur les travaux de couture à s’en user les yeux ? Et ce petit homme à barbiche qui semble cacher quelque disgrâce, encore si jeune, que fait-il dans ce champ d’illustres ? Se sent-il seul, éloigné de ses frères humbles qu’il côtoya tout au long de sa courte existence ? Non, cela ne se peut car à peu de distance un paysan penché sur sa houe le regarde en coin, semblant lui dire : « j’étais ton ami, j’ai même écrit un livre sur toi mais tu ne vécus pas assez pour le connaître … ». Près de chacun d’eux un chêne multiséculaire élance son tronc haut vers le ciel comme un symbole de la destinée de leurs œuvres.
Sur cette même route, d’autres silhouettes se dessinaient, sans solution de continuité. Un fier vieillard, tenant à la main un livre dont on pouvait apercevoir le titre « Vie de Christophe Colomb » arborait un fin sourire car n’était-ce pas lui qui, de chapelle en cathédrale, d’église en abbaye, avait découvert tant de secrets enfouis depuis des siècles au fond des mémoires infidèles ?
Que serais-je sans toi qui m’appris que, née dans une auberge de campagne, une humble servante pouvait devenir une aide précieuse à l’éclosion d’une œuvre ? Loin du tumulte de la ville dont l’éloignement te cause tant de souffrances, les campagnes n’en reçurent pas moins des trésors de poésie de ta plume. Coutumes ancestrales et modernes inventions bénéficièrent à parts égales de tes louanges, empruntant ainsi les chemins d’un poète du plat pays. Vers d’autres contrées, maritimes celles-là, tu revins souvent, ravivant chez moi le souvenir iodé des vacances enfantines. Les grands pommiers de notre jardin, tonnelles improvisées, abritaient nos dîners en famille au retour de la baignade. La vue sur la mer depuis notre terrasse, jalousée de tous nos voisins, devenait le sujet inépuisable des discussions de nos hôtes à qui nous ne manquions pas de faire remarquer l’insigne privilège d’une telle jouissance !
Que serais-je sans toi, moi dont la surdité prit soudainement fin le jour où tu me dévoilas le mystère de tes délices musicales ? Abîmé dans mes rêveries, je subis volontairement le joug que la musique m’imposait. Lentement, je fus amené à comprendre l’envoûtement que tu ressentais à l’écoute de ces phrases musicales dont ton œuvre abonde. Un grand musicien se détachait parmi tous les compositeurs qui t’inspirèrent. Modeste et travailleur, certain de la justesse de ses options, il dut cependant attendre les dernières années de sa vie pour faire éclater son génie.
Les unes après les autres, symphonies, sonates et mélodies envahirent mon quotidien, me mettant ainsi à l’unisson de ta pensée.
Cher Marcel, ces clés que tu as forgées soirée après soirée, polies nuit après nuit, je les ai réunies en un trousseau que je te dédie affectueusement.