Antonin Dusserre

MÉMOIRE POUR UN AUVERGNAT

ANTONIN DUSSERRE, L’AMI DE « Marie-Claire »

Georges Brassens a gravé pour l’éternité la figure de son Auvergnat. Sans dispositions, hélas, pour me commettre dans le genre poétique, j’ai néanmoins souhaité apporter ma modeste pierre à l’édifice du souvenir de cet autre Auvergnat que fut Antonin Dusserre, l’ami de Marguerite Audoux, auteur de cette Marie-Claire qui sut l’enchanter.

C’est la réédition aux Éditions Marivole de Jean et Louise, le roman à succès d’Antonin Dusserre qui m’en offre l’occasion et qui me permet de vous présenter ces quelques pages en hommage au poète paysan.

Avant toute chose, je voudrais dire ici que ce travail n’aurait pu voir le jour sans l’aide précieuse que m’ont apportée :

– Bernard-Marie Garreau, le biographe de Marguerite Audoux qui, le premier, a éveillé en moi l’intérêt pour Antonin Dusserre en me faisant découvrir la correspondance Audoux/Dusserre

– Madame Simone Racine, arrière-petite-nièce de l’écrivain qui a mis spontanément ses documents de famille à ma disposition

– Les Médiathèques d’Aurillac et d’Arpajon-sur-Cère qui m’ont permis de prendre connaissance de leur fonds Dusserre

– Tous les collaborateurs des Mémoires d’Arpajon et de la revue Lo Cobreto

À tous, j’exprime toute ma gratitude.

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Préambule

Nous sommes en 1911. Pour Marguerite Audoux, une nouvelle vie s’ouvre. En effet, le Prix Femina qui lui a été attribué l’année précédente pour Marie-Claire lui a apporté une grande notoriété et une certaine aisance financière qu’elle n’avait jamais connue auparavant. Sur le plan sentimental, cet « après-Femina » a une toute autre résonance : sa relation de longue date avec Michel Yell s’effiloche, ce dernier filant le parfait amour avec une jeune fille qui pourrait lui apporter ce que ne peut Marguerite : fonder une famille. En juin 1912, Michel Yell se mariera en effet et avec son épouse, ils auront trois enfants.

En 1911 donc, Marguerite Audoux reçoit une lettre par l’intermédiaire de son éditeur Fasquelle ; cette lettre est signée d’un certain Antonin Dusserre et elle exprime à Marguerite Audoux son admiration et la révélation que fut pour lui Marie-Claire qu’il vient de lire après l’avoir acheté par hasard dans une librairie d’Aurillac.

Marguerite Audoux cherche immédiatement à s’informer sur son mystérieux correspondant et pour cela interroge ses amis parmi lesquels Valéry Larbaux, originaire de Vichy et donc Auvergnat comme Dusserre, dont voici un extrait du courrier reçu de Marguerite Audoux :

« Dis-moi, mon cher vieux, n’avais-tu pas reçu ma lettre de Toulouse dans laquelle je te demandais de t’informer d’un certain A. Dusserre habitant Carbonat dans le Cantal et écrivant dans La Semaine auvergnate. Ce n’est pas que j’aie besoin maintenant de ces renseignements, que Dusserre m’a donnés lui-même depuis, mais je te demandais d’aller le voir si cela t’était possible. J’ignore si tu as l’intention d’y aller un jour, mais si cela était, n’en fais rien. Pour des raisons de famille, très compliquées, il ne tient pas à ce qu’on aille le voir. »

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L’enfance

Voici donc ce que Marguerite Audoux allait apprendre :

Antonin Dusserre est né le 3 novembre 1865 à Carbonat, commune d’Arpajon-sur-Cère près d’Aurillac (Cantal).

Paysan, il l’est, comme le furent son grand-père Antonin qui était brassier c’est-à-dire qu’il louait ses bras, ses deux fils Antonin et Claude le père de l’écrivain qui furent tous deux vachers. Sa mère Maria était également fille de cultivateurs. Sa sœur Jeanne de même épousa un fermier François Rossignol. La ferme familiale était modeste, 5 ha seulement, et c’est là que l’écrivain passa toute son existence, dans la rue qui porte aujourd’hui son nom.

Antonin suit les cours de l’école primaire d’Arpajon-sur-Cère et après l’école va garder les vaches. Sa première communion passée le temps des études est terminé pour Antonin ; ses parents ont besoin de lui à la ferme, leurs revenus ne leur permettant pas d’engager des journaliers.

Esprit curieux, amoureux de la Nature, Antonin est un pur autodidacte, lot des enfants pauvres qui n’auront pas la chance de poursuivre des études. Ainsi commença la quête d’Antonin de nouveaux horizons que lui découvraient les textes des auteurs grecs et latins, les romans de Balzac, George Sand, Guy de Maupassant, Gustave Flaubert, Pierre Loti, Émile Zola bien qu’il trouvât ce dernier d’un réalisme un peu brutal. Fénelon, Chateaubriand, Rousseau surtout devaient compléter son éducation littéraire ; après la lecture de La Nouvelle Héloïse, sa décision était prise : « Moi aussi j’écrirai » déclara-t-il.

Mais ces lectures françaises ne devaient pas suffire à le rassasier et c’est son père, lequel avait passé en Alsace son service militaire pendant sept ans et émaillait ses propos, le soir à la veillée, de mots allemands, qui enflammaient son imagination et le poussèrent donc à lire des auteurs étrangers ; cependant, les traductions ne le satisfaisaient pas et il en conclut que rien ne valait la découverte des romans étrangers dans leur langue d’origine. Ainsi, il décida d’apprendre le latin à l’aide d’une grammaire et d’un lexique mais aussi du curé d’Arpajon. Il apprit également quelques notions de grec. S’imprégner des œuvres de Gorki le poussa de même à apprendre le russe. Il ajoutera à cette boulimie l’étude de l’allemand, de l’anglais et de l’italien !

Comme notre chère Marguerite, Antonin Dusserre n’avait pas de bons yeux (il fut d’ailleurs réformé pour myopie). Vieux garçon, il semble que la compagnie des livres l’ait tenu éloigné de la fréquentation des femmes (il écrira un texte en occitan En tenant la chandelle dans lequel il expliquera que la lecture de Victor Hugo lui fit manquer un rendez-vous avec « la Marissou de la Fontaine Fraîche ») !

Les débuts

La revue du célèbre poète auvergnat Arsène Vermenouze (1850-1910) Lo cobreto (La Cabrette) devait publier ses premiers écrits, en occitan et en français en 1899 et 1900 ; le premier, en français, intitulé Idylle rouge conte l’histoire d’une rivalité entre faucheurs ; quatre contes en occitan devaient suivre :

Terrible rencontre, l’histoire d’une plaisanterie macabre d’un tailleur qui croit avoir tué un homme avec ses ciseaux alors qu’il a simplement coupé un gros colchique.

Le marchand (plus tard Cherche fortune), l’histoire d’un homme qui aimait l’argent et qui trouve dans le désert une cassette pleine d’or alors qu’il est sur le point de mourir de soif !

Le chasseur et le pêcheur dans lequel l’écrivain se met en scène et où l’on voit un paisible pêcheur corriger un chasseur insolent qui l’empêche de dormir.

Une fameuse omelette qui nous raconte comment des chanteurs récoltèrent des œufs en chantant et les firent tomber en route !

Ces textes furent publiés dans La Cabrette ou La Semaine auvergnate sous le pseudonyme de Jean Hagel car Dusserre était trop impressionné pour apparaître dans ces prestigieuses revues !

Après ces premiers pas dans la littérature la vie d’Antonin semblait toute tracée lorsque le destin le frappa : en avril 1902, alors qu’il élaguait des haies, une épine de buisson noir lui entra profondément dans l’oeil droit qu’il perdit. Déjà myope, fatiguant son autre œil à la lecture, sa vue diminua rapidement, le plongeant dans ce qu’il appelait « un brouillard blanc » jusqu’à une cécité presque complète. Cette infirmité devait l’écarter à jamais des travaux agricoles et le pousser ainsi à consacrer sa vie à sa passion de l’écriture.

En 1904, Antonin rédige le manuscrit d’un premier roman qu’il pense intituler Les Rustiques mais auquel il donnera finalement le titre Les Soeurs Danglars et qui ne sera publié qu’en 1925. Que nous raconte ce roman ? Le thème en est la transmission de la terre et de la propriété familiale. Le cadre est une famille de paysans aisés, les Danglars. Trois enfants y vivent : Gabrielle l’aînée a gardé de ses années de pensionnat à la ville le goût du luxe et la répugnance pour la vie paysanne ; elle lit et joue du piano en rêvant d’une autre destinée, on la surnomme La Princesse. Françoise la cadette au contraire de sa sœur ne se plaît qu’aux soins du ménage et aux plaisirs simples de la campagne. Léon, le fils, refusant les travaux de la ferme est le désespoir du père, excédé par ses écarts de conduite. Le destin de chacun d’eux constituera la trame du roman : alors que Gabrielle succombera aux sirènes de la ville dans la personne d’un hobereau local, Françoise restera fidèle à ses origines ; quant à Léon tous ses mauvais coups émailleront le récit.

Ce roman apparaît comme le prélude de Jean et Louise ; c’est un poème de la terre où le talent de Dusserre se manifeste déjà. Des descriptions émouvantes, l’angoisse devant les campagnes désertes mais la foi en un avenir plus heureux rythment l’oeuvre.

Bien sûr on pourra regretter quelques maladresses, des péripéties abruptes mais après tout Balzac n’en a t-il pas fait autant dans certains de ses romans sans que cela diminue en rien notre admiration ?

Deux revues auvergnates La Musette et La Semaine auvergnate se partageront désormais les œuvres de Dusserre ces années-là. Le premier d’entre eux, intitulé L’inutile appel est un récit pathétique. Viennent ensuite :

Le Pâtre, l’histoire d’un berger isolé par la neige et qui a pu résister aux loups.

Le Départ de l’Émigrant, contant la réaction des parents dont le fils part à Paris.

Les Iconolastres, l’histoire du combat du Père Custia contre la sécheresse et sa tentative de destruction d’une croix de fer à Arpajon.

Le Moissonneur qui fera l’objet de huit numéros de La Semaine auvergnate : une histoire d’amour tragique pendant la période des moissons.

Le Verger de Tindonel, récit en occitan sur un tour que deux mauvais plaisants jouent à un homme trop jaloux de son verger.

À la Saint-Jamais, en occitan également dans lequel une personne malhonnête promet à un crédule de lui rembourser une somme d’argent.

Le fatal cadeau, en français, une histoire de jalousie et de vengeance tragique.

Le voleur pendu est l’histoire d’un jeu d’enfants qui est bien près de mal tourner.

Le Maï, en occitan, dans lequel une personne malintentionnée fait tomber l’arbre planté en l’honneur de jeunes filles (ce récit remporta le 1er prix en langue d’oc au concours de La Musette).

Le bon présent, en occitan, est une reprise en prose d’un poème d’Arsène Vermenouze.

L’École buissonnière, en français, raconte comment des enfants occasionnent la mort d’une bergère.

L’Amitié, conte satirique en occitan.

L’Âne d’Auvergne et le Savant Prussien, conte ironique.

Le Testament, en français, dans lequel un homme perd son épouse sans qu’un testament soit signé.

La rencontre

Nous sommes maintenant en 1910. La Semaine auvergnate avait publié en feuilleton Le roman d’une bergère ; c’est la première forme de Jean et Louise.

Et c’est là que Marguerite Audoux entre en scène après avoir reçu la lettre d’Antonin Dusserre.

Marguerite, émue par ce qu’elle vient d’apprendre sur son correspondant entame alors une relation épistolaire avec Dusserre à qui elle rend finalement visite, chez lui, à Carbonat pendant l’été 1912.

Le premier titre envisagé pour ce qui deviendra Jean et Louise , Le roman d’une bergère devait résonner aux oreilles de Marguerite comme un émouvant souvenir de ses années à Sainte-Montaine. Frère et sœur en écriture assurément Marguerite et Antonin l’étaient aussi en infirmité comme je le mentionnais auparavant.

Marguerite séjournera à Carbonat de juin à septembre 1912, à l’exception du mois d’aôut à l’occasion de vacances à l’île d’Yeu avec des amis. Quelles furent les relations avec l’Auvergnat ? Pour y voir un peu plus clair, nous devons lire quelques extraits de la correspondance de Marguerite avec ses amis ; ainsi, en juillet 1912, Francis Jourdain écrit que « Marguerite file le parfait amour avec son poète-paysan ». Marguerite, elle, écrit ce même mois à Léon Werth « qu’elle est malade et que son pauvre amoureux en est tout chaviré ». Une amitié amoureuse s’est bien développée entre les deux écrivains. Mais laissons de côté pour l’instant ces sentiments et revenons à la littérature.

Jean et Louise

Marguerite, convaincue que Dusserre a un vrai talent, l’invite à venir la trouver à Paris pour y chercher un éditeur. Ils durent rapidement déchanter car aucun n’accepta le manuscrit de Jean et Louise. Finalement, c’est un éditeur anglais qui s’enthousiasma pour le roman de Dusserre et, traduit par John Raphaël, le livre parut dans le Daily Exchange en 1913 avant d’être bien accueilli en Amérique. Cette édition anglaise sera superbement préfacée par Marguerite Audoux dont voici le texte :

« Lorsque Antonin Dusserre rentre au village avec les chars de foin qui dévalent les pentes en se balançant dans les ornières, il se tient devant les deux grands bœufs rouges et paisibles dont les pieds ferrés claquent mollement sur les chemins pleins de cailloux. Il est taciturne comme ses bêtes ; et quand il veut activer leur lenteur, au lieu de leur parler il se retourne et les touche doucement de sa longue baguette de coudrier. Et tandis que les bœufs baissent la tête sous le joug en suivant docilement leur conducteur, celui-ci dresse sa haute taille, et son buste plein de souplesse semble accompagner le balancement des chars. Comme ses bœufs, il marche lentement, et qu’il s’en aille couper un arbre, ou arracher des pommes de terre, il va du même pas tranquille et bien mesuré, comme si le temps lui appartenait et qu’il pût en disposer à son gré.

On le rencontre toujours seul par les routes et les sentiers et si l’un des grands troupeaux de vaches rouges d’Auvergne descend de la montagne, et passe près de lui, les bêtes s’écartent et se serrent les unes contre les autres pour ne pas le heurter, comme si elles le reconnaissaient pour un pâtre de tous les temps. Souvent on le trouve assis sur une pierre, à l’abri d’une haie. Dans l’une des poches de sa veste on aperçoit un livre, et il garde sa main fermée dans l’autre poche.

Il lit pendant toute la journée du dimanche. Il lit aux champs pendant l’heure du repas d’après-midi. Il lit aussi lorsque la batteuse cesse de ronfler pour permettre aux hommes de mouiller leur gosier, tout rempli de la poussière du blé. Il parle d’une façon calme avec des mots précis et espacés, et sa voix est pleine et sonore comme un instrument de musique bien accordé. Sa gaieté est un peu timide ; mais son rire est joyeux comme celui d’un enfant.

Les soirs d’été, il se repose devant la maison, longue et basse, et qui est vieille de plus de cent ans. Il s’assied sur l’un des troncs d’arbres que l’on coupe à chaque saison pour le chauffage d’hiver. Il reste là longtemps, les coudes sur les genoux, les mains bouchant ses oreilles, comme s’il ne voulait entendre que des voix connues de lui seul. Rien ne le dérange de cette pose qui semble l’éloigner de tous, ni les enfants qui tournent autour de lui en se poursuivant avec des cris, ni les conversations bruyantes de ses voisins. Et lorsqu’il rentre dans sa maison pour dormir, il y a déjà longtemps que tout le monde est couché. »

Rassurés par le succès de Jean et Louise à l’étranger, les éditeurs français ne pouvaient qu’emboîter le pas à leurs confrères et c’est la revue La Petite Illustration qui publia Jean et Louise du 8 novembre au 13 décembre 1913. Le roman parut en livre en 1914 chez Calmann-Lévy. Marguerite Audoux présenta Antonin Dusserre à Octave Mirbeau et lui fit également connaître Émile Guillaumin qui avait publié La Vie d’un simple en 1904, avec qui Dusserre a bien des affinités.

L’Académie Française lui décerna le prix Monthyon, d’une valeur de 500 F en 1914.

Néanmoins, pour être plus complet, il ne faut pas passer sous silence l’opinion de Marguerite Audoux sur le roman, opinion qu’elle exprima dans une lettre de juin 1914 à Antoine Lelièvre :

« … Je vous envoie le livre de mon Auvergnat. Vous verrez, comme moi, que ce livre n’est pas une chose extraordinaire, mais tout de même, il vaut mieux que beaucoup d’autres, par ce temps de bouquins à outrance. J’espère qu’il ne vous déplaira pas trop, malgré le côté un peu enfantin et littéraire des personnages … ».

Intéressons-nous donc à ce roman phare de Dusserre. Le thème ? L’amour du pays natal. L’histoire ? Lisons la préface qu’a écrite Serge Camaille à la nouvelle édition de Jean et Louise aux éditions Marivole :

« Dans ce village, au pied du Puy Redon, et comme dans moult villages en ce début de XXe siècle, deux familles s’opposent sur tous les plans. Chacune installée à chaque bout du village, ils s’affrontent, se jalousent, mais cohabitent tant bien que mal. C’était sans compter sur leurs enfants … Les Paulhac ont un fils, Jean, qui fait leur fierté. Il est beau garçon et brillant dans les études. Malheureusement, il perd son avant-bras gauche à la batteuse, et s’enferme dans un mutisme irréversible. La seule chose qu’il daigne faire est de monter à l’estive garder le troupeau. Les Carrier, eux, ont une fille adoptive, Louise, belle entre les belles. Un jour qu’elle se promène du côté des pâtures des Paulhac, elle y rencontre Jean. Et l’amour naît. Et quand l’amour naît, à cette époque, naît également le fruit de l’amour. Ce qui ne va pas manquer d’attiser la haine qui régnait déjà entre les deux familles. »

Antonin Dusserre confiait s’être inspiré de la lecture de la pastorale de l’auteur grec Longus Daphnis et Chloé. Dans Jean et Louise, tout est vrai, personnages, sentiments, milieu, Nature et on pense immédiatement aux romans champêtres de George Sand : La mare au diable, La petite Fadette, François le champi. Jean et Louise est un drame poignant dans lequel tous les sentiments, jalousie, sensibilité, avarice, courage, orgueil, colère se développent jusqu’au paroxysme. Dans ce livre, on respire l’air des genêts, on entend le bruit des ruisseaux, on assiste aux travaux des champs, aux grandes foires d’Auvergne. Antonin Dusserre s’est imprégné de sa terre comme George Sand de son Berry, les paysages cantaliens lui étaient entrés jusqu’aux moelles.

Un professeur agrégé commentait en mai 1924, d’une manière un peu emphatique, le roman de Dusserre en ces termes : « …que si jamais la vie vous exilait de votre Auvergne, emportez Jean et Louise et quand la nostalgie vous prendra, ouvrez ce livre ! … alors pour un moment, triomphant de l’absence, le livre d’Antonin Dusserre vous aura rendu la présence ineffable de la Patrie … » ; il ajoutait : « lisez-le si vous ne l’avez pas lu et si vous l’avez déjà lu, je ne dis plus rien car je suis sûr que vous le relisez. »

Les propositions ne manquèrent pas alors à Antonin Dusserre pour le retenir à Paris mais il préféra retourner à Carbonat « n’aimant pas l’horrible musique des trams et des autos du boulevard Raspail ! ».

La fin d’une amitié

Après l’heureux dénouement de cette aventure littéraire, qu’en est-il de la relation de Marguerite et d’Antonin ? Pour en savoir plus, revenons sur la correspondance de Marguerite ; celle-ci écrit à Antoine Lelièvre en mai 1914 que « …le livre de Dusserre (l’aveugle de Carbonat) vient de paraître, et déjà les langues marchent avec entrain sur lui et moi. Je laisse passer toutes ces imbécillités et même ces méchancetés. Quand les gens auront fini d’inventer, ils s’arrêteront. Et Dusserre n’en sera pas moins Dusserre, et Marguerite rien de moins ni de plus qu’Audoux … ».

Quelques nuages semblent donc s’amonceler sur leur idylle. Avec un brouillon de lettre de Marguerite à Antonin, fin 1914, c’est la confirmation que décidément cette relation privilégiée a bel et bien pris fin :

« Mon cher Teno, Tout est bien qui finit bien. C’est votre vérité que vous venez de m’écrire. La mienne est autre. Oui, j’ai agi selon ma conscience, d’après la parfaite connaissance que j’avais de vous-même, et je pourrais sans trop me casser la tête dire le jour où cette amitié que nous avions ébauchée vous est apparue pleine de menaces pour votre tranquillité future. Croyez-vous que je n’ai pas ressenti profondément certain froissement ? Vous dites que vous croyez être sans reproches. C’est l’essentiel. Quand on vit dans la solitude, il, est absolument indispensable de se trouver sans cesse aussi net qu’un petit agneau. Vous prétendez avoir souffert de mon manque de présence près de vous. En êtes-vous bien sûr ? Et, si cette souffrance a été réelle, pourquoi n’êtes-vous pas venu à Paris, alors que cela vous était si facile de le faire ? Vous aviez convenu avec moi que vous y viendriez pendant la publication de votre livre. Vous aviez une maison amie, peu éloignée de la mienne et dont vous me disiez grand bien, et au moment d’y aller vous n’en avez rien fait, sans prendre la peine de me donner la moindre explication à ce sujet. Plus tard je vous ai demandé de venir passer quelque temps dans ma maison comme par le passé ; vous avez refusé sans hésiter. Lorsque je vous ai parlé de la maison du Patisseau de La Haie qui réunissait toutes les conditions pour une installation en famille, vous m’avez envoyée promener carrément, en me priant (pas très poliment même) de m’occuper de mes affaires et non des vôtres. Ce projet méritait pourtant la peine d’être discuté. Et lorsque je vous demandais le pourquoi de toutes ces choses, vous n’y répondiez pas. Aujourd’hui, vous me dites que vous ne m’avez pas étourdie de vos plaintes. Vous ai-je jamais assourdi des miennes ? Vous parlez de la fierté comme d’une chose vous appartenant en propre. Mais peut-être bien que vous n’aviez pas tout pris, et qu’il en restait quelques parcelles pour les autres. Nous voici donc pleinement d’accord, et vous voici délivré des méchants. Vous auriez pu l’être plus tôt si vous aviez toujours parlé avec autant de franchise. Je n’ai pas besoin de vous redire mon contentement de vous savoir heureux et tranquille. Vous savez depuis longtemps que cela a toujours été mon vœu le plus cher. Oui, je travaille , ou tout au moins j’essaye de le faire pour tâcher d’oublier l’horreur de cette guerre qui me fait souffrir épouvantablement. Gardez-vous de tout mal, et vivez en paix selon votre désir. À vous, de souvenir et de coeur. M.A. ».

Antonin Dusserre écrit de son côté à Lucile Dugué, l’amie de toujours de Marguerite : « … lorsque je quittais Paris en avril 1913, Marguerite était certainement la personne au monde pour qui j’avais le plus d’affection, et je ne demandais qu’à la revoir le plus tôt possible. Vivre ensemble n’était pas très facile, puisqu’elle ne voulait pas venir habiter à Carbonat, mais nous aurions pu passer quelques semaines ou quelques mois l’un près de l’autre chaque année. Enfin, à quoi bon regretter ce qui aurait pu être et n’a pas été ? Maintenant je n’y pense plus … ».

Alors, Marguerite trop possessive ? Antonin plus amoureux que Marguerite ? Je préfère laisser la réponse en suspens … :

Par une lettre de Marguerite Audoux à Émile Guillaumin d’avril 1922, elle écrira : « Je ne sais rien de Dusserre depuis 2 ans. La guerre a passé entre nous et là où la guerre passe … ».

Après la guerre

Antonin Dusserre a donc repris sa vie solitaire dans son cher Cantal.

C’est au cours du second semestre de 1914 qu’il rédige le manuscrit de son troisième roman Le Tocsin sur la Vallée. Le thème de ce roman, c’est la vie dans le village après l’ordre de mobilisation du 2 août 1914. Le même professeur que j’évoquais tout à l’heure à propos de Jean et Louise en parlait comme « d’un fruit d’arrière-saison, amer comme la guerre qui le forma. » C’est encore l’amour de la terre qui imprègne ce roman à travers plusieurs histoires qui s’entremêlent témoignant de tous les sentiments liés à cet épisode de la guerre : courage et lâcheté, patriotisme et trahison.

Le Tocsin sur la Vallée ne sera hélas publié qu’en 1930 par l’Imprimerie du Cantal Républicain.

Il faut aussi souligner l’activité importante de Dusserre au sein du mouvement du Félibrige.

Mais avant de nous pencher sur la dernière partie de la vie de l’écrivain, je crois utile de mentionner la réponse qu’il fit à une enquête réalisée par la revue Le Corps et l’Esprit à partir de 1913 et qui jette une lumière vive sur le caractère et sur la vie d’Antonin. La revue avait envoyé un formulaire à des personnalités contemporaines ainsi rédigé :

« Le nombre des découragés, des désemparés augmente chaque jour. Les médecins qui s’occupent de psychologie morbide le constatent unanimement. Les maisons de santé, les cliniques se multiplient et regorgent de neurasthéniques. Les directeurs de conscience, les éducateurs, les professeurs ont à lutter plus que jamais contre la diminution de l’énergie, le manque de confiance en soi-même, la veulerie morale, l’absence d’idéal chez un grand nombre de ceux qui leur sont confiés. Enfin si restreint que soit le terrain sur lequel personnellement nous nous mouvons, nous rencontrons à chaque pas des découragés, des défaillants, des vaincus qu’il faut relever ou encourager.

I – Quels sont à votre avis les causes physiologiques, intellectuelles et morales de cette diminution d’élan vital ?

II – Quels moyens mettre en œuvre pour lutter contre cette légion envahissante de déprimés, de découragés et comment infuser dans l’âme de nos contemporains la culture de l’énergie, le mépris de l’adversité, le culte de l’idéal, en un mot la JOIE DE VIVRE ?

On se rappelle l’émouvant roman, Jean et Louise, publié par L’Illustration en 1913. L’auteur de ce roman, Antonin Dusserre, né à Carbonat, près d’Aurillac, paysan d’Auvergne, a toujours vécu dans sa maison natale où seul il a appris le latin, l’anglais, l’allemand, l’espagnol. Il était précieux d’interroger un homme doué d’une telle énergie. Il nous a fait l’honneur de nous envoyer la magnifique lettre que voici :

« Monsieur le Docteur, comment pourrais-je, moi, simple ouvrier du sol, à peu près étranger aux spéculations de l’esprit, répondre aux questions très graves que votre formulaire indique ? Je suis, Monsieur, fils d’une terre âpre, j’habite sous un ciel souvent inclément, mes pères furent des demi-sauvages, vivant isolés de leurs semblables une moitié de l’année, sur nos hautes cimes , au milieu des troupeaux dont ils avaient la garde. Je fis l’apprentissage de ce rude métier dès l’âge de onze ans et je connus bien des heures mauvaises. J’avais quarante bêtes à peine disciplinées qu’il me fallait guider parmi des broussailles et des précipices ; quelquefois le brouillard était si épais que, pour avancer,je devais tâter le sol à mes pieds avec un bâton. Seul, le son des clochettes m’indiquait la place où se trouvait mon bétail. Les orages sont fréquents dans la montagne. J’en ai vu de terribles ; j’ai vu la foudre briser des chênes, abattre des vaches à mes côtés. En ces moments-là, certes, j’avais peur et je pleurais. Mais jamais je n’ai désespéré, j’ai toujours aimé la vie. Tout mon être tendait vers la vie, et je ne comprends pas ceux qui sont autrement faits. Devenu homme, j’ai eu ma part des douleurs de ce monde. Un jour, un accident m’arriva, à la suite duquel je faillis perdre la vue. Le danger, d’ailleurs, pèse toujours sur moi et j’enfreins les ordres des hommes de science en écrivant cette lettre. Ce fut au moment où je souffrais le plus au moral et au physique, que je composai l’histoire rustique de Jean et Louise. C’était l’adieu que j’adressais à tout ce que j’aimais. Et je sentais en moi une joie intérieure en écrivant cet adieu. Mais ce mal de vivre que j’ignore, je sais qu’il existe et que beaucoup en sont les victimes. Vous m’en demandez les causes, Monsieur ? Là, j’hésite et n’ose formuler que des conjectures : peut-être épuisement des races, excès d’une civilisation trop raffinée, cérébralité trop développée ; peut-être alcoolisme ou syphilis congénitaux, soins trop délicats donnés aux enfants dans certaines classes de la société, que sais-je encore ? Peut-être extinction du divin dans les âmes ? Les remèdes ? De nouvelles invasions de barbares, obligation du sport physique imposé à tous, application de la méthode de Sparte pour l’éducation de l’enfance et de la jeunesse ; entremise du médecin dans le mariage ; suppression des liqueurs fortes et même du café, du thé,etc., facteurs d’énergies factices ; peut-être réveil du sentiment religieux … Je ne sais plus. Je ne sais rien. Croyez, Monsieur le Docteur, à ma parfaite considération. A. DUSSERRE »

Après la guerre, Dusserre continue à envoyer des textes à la revue La Cabrette, notamment :

Le bouc du tailleur, en occitan, en 1920

En venant du marché et Le morceau de pain, en occitan également, en 1921

En tenant la chandelle en 1921

Dans la cave, Le bagarreur culbuté, La femme revêche suivront la même année 1921.

Mentionnons également une pièce de théâtre L’Oncle Félix en août 1923, publiée en 1928.

Les dernières années

Les dernières années de la vie d’Antonin Dusserre furent marquées par une cécité complète. Son ami Louis Farges racontait que, « …comme il ne pouvait plus voir, au cantou l’hiver, ni dans l’ombre des chemins creux aux belles journées, il pensait, il méditait attendant la mort comme un sage et comme un paysan, fidèle à la terre et à ses aïeux. »

Pour l’aider, un de ses neveux faisait office de secrétaire ; il rédigea notamment le manuscrit des Soeurs Danglars.

Bien qu’entouré de sa famille, à cette disgrâce physique s’ajoutaient les difficultés matérielles. Sans ressources, désespérant de voir ses œuvres publiées, il tenta de se suicider.

C’est à ce moment-là que ses amis félibres vinrent à son secours en 1924, financièrement et moralement. Ils organisèrent des spectacles au bénéfices d’Antonin puis son roman Les Sœurs Danglars fut enfin publié en 1925 en feuilleton puis en volume.

Peu de temps avant sa mort, Antonin Dusserre voulut encore écrire Jeanne Baraduc, un roman dont le manuscrit fut retrouvé mais malheureusement, n’ayant pu cette fois bénéficier de l’aide de son neveu, le cahier fut impossible à déchiffrer et le roman ne vit donc jamais le jour. Dusserre tenait pourtant celui-ci comme son chef-d’œuvre. « J’y ai mis le meilleur de moi-même » disait-il.

Antonin Dusserre s’éteignit le 16 novembre 1927. Dix ans après le décès de l’écrivain, une plaque commémorative fut apposée sur sa maison de Carbonat.

En conclusion, les trois romans d’Antonin Dusserre sont en réalité, selon son ami Louis Farges, les trois chants d’un même poème, le poème de l’âme auvergnate.

Antonin Dusserre a eu la chance de rencontrer Marguerite Audoux sans laquelle son œuvre serait restée ignorée et il faut espérer que la réédition de Jean et Louise réveillera l’intérêt pour cet écrivain de grand talent que je vous invite à lire sans attendre !

Claude Wittezaële

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